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Joséphine d’Yquem : femme entrepreneure du XIXᵉ siècle à l’origine d’un vin de légende

Publié en juin 2023
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Par Christel de Lassus, Professeure des Universités, Université Gustave Eiffel

Le vignoble d’Yquem fut véritablement transformé avec Joséphine à sa tête, qui lègue notamment le château à ses héritiers. Henry Salomé / Wikimedia Commons, CC BY-SA

Transformer un vin familial en « Château d’Yquem », et faire de ce Sauternes, le symbole même du luxe et l’unique premier cru supérieur dans le classement des vins de Bordeaux opéré en 1855, telle est l’œuvre de Joséphine d’Yquem (1768-1851).

Les aléas de la vie l’ont placée, seule, aux commandes du vignoble dans une France de la première moitié du XIXe siècle où la loi ne laissait qu’une place réduite aux femmes dans le monde de l’entreprise. Elle a, non seulement défendu ses terres avec énergie sous la Révolution et développé une production d’excellence, mais aussi fait preuve d’un sens de l’innovation peu commun.

Par ses choix stratégiques, elle a su aussi construire une marque emblématique.

Le livre Joséphine d’Yquem : à l’origine d’un vin de légende, que j’ai récemment publié chez Flammarion, retrace le parcours de cette visionnaire, étonnamment tombée dans l’oubli. Il a été nourri de larges fonds d’archives, notamment celles de sa famille, conservées depuis plus de deux cents ans, mais aussi de ses écrits, de livres de comptes annotés de sa main et de sa correspondance. Ils soulignent qu’elle peut aujourd’hui être un exemple pour qui se lance dans une aventure entrepreneuriale.

Une famille d’entrepreneurs

Née en 1768, Joséphine est issue d’une famille d’entrepreneurs. Son père, Laurent de Sauvage d’Yquem, appartenait à la sixième génération à faire fructifier la propriété. À l’époque, elle était en polyculture, mêlant bois, forêt de pins, prés, et vignes de rouge comme de blanc, chose assez courante en ce temps-là.Le cru du domaine était alors apprécié des Anglais et des Hollandais, mais sans beaucoup de notoriété en France. La région, plus largement, n’était pas connue pour favoriser la naissance de grands vins.

Sa mère, Marthe, elle, ne s’intéressait pas au vin. Elle raffolait en revanche d’un aliment nouvellement arrivé en France, par Bayonne dont elle était originaire : le chocolat. Elle en a fait très tôt découvrir les saveurs amères à sa fille, exerçant ainsi son palais et ses aptitudes à la dégustation.

Laurent d’Yquem, ouvert à l’esprit des Lumières, souhaitait s’investir dans l’éducation de sa fille unique, et entreprit d’initier celle-ci aux enjeux de la viticulture. Bien lui en prit, car Joséphine, après une enfance heureuse parmi les vignes de la propriété, se retrouva orpheline avant ses 17 ans.

Endeuillée et cheffe d’entreprise à 20 ans

Son père eut tout juste eu le temps, avant sa mort, de préparer son mariage avec son plus proche voisin, Louis-Amédée de Lur Saluces, qu’elle épousa en juin 1785. Sa belle-famille, la famille de Lur Saluces, bénéficiait de puissants protecteurs à Versailles et c’est ensemble que le jeune couple décida de faire connaitre le nom d’Yquem, à la cour du Roi.

Il s’agissait-là de ce qu’on dénommerait maintenant une stratégie d’influence : en présentant leur vin, Joséphine et Louis-Amédée surent transformer les courtisans influents en ambassadeurs de marque, une véritable opération marketing. Le couple réussit également intéresser Thomas Jefferson, ambassadeur et futur président des États-Unis pendant son tour des vignobles bordelais en 1787. Dans son Journal de voyage, il s’émerveille du savoir-faire qu’il observe. Il en commanda, et par la suite en fit commander au Président de l’époque, Georges Washington, un influenceur de choix !

Quand le 29 octobre 1788, âgé de 27 ans, Louis-Amédée trouva la mort à la suite d’une chute de cheval, Joséphine se retrouva à 20 ans, avec deux enfants, seule à la tête du domaine. Comme veuve, elle avait le droit de gérer l’entreprise familiale, car elle changeait de statut juridique : de « femme juridiquement soumise », elle devenait « capable ». Elle fit la preuve de sa forte indépendance, tout en sachant s’adapter. Quand ses arguments ne pouvaient faire plier ses interlocuteurs, elle soulignait habilement dans ses lettres, œuvrer pour son fils :

« Les intérêts de mon fils mineur ne peuvent plus supporter de retard. »

Face à la fièvre révolutionnaire

Sous la Révolution, Joséphine d’Yquem chercha à maintenir au mieux l’exploitation. Elle démontra une grande capacité de discernement, pour continuer à encourager les équipes. Même arrêtée, elle sut plaider sa cause en rédigeant des pétitions, comme celle du 24 novembre 1793 dans laquelle elle s’adresse aux représentants du peuple à Bordeaux :

« La citoyenne Joséphine d’Yquem vous expose citoyens représentants qu’elle est détenue dans la maison d’arrêt du ci-devant Sommaire depuis le 24 frimaire, que sa santé depuis plusieurs années par les chagrins et les malheurs qu’elle n’a cessés d’éprouver est dans l’état le plus déplorable faute des secours et qu’elle est menacée des accidents les plus funestes qui priveraient les deux enfants encore en bas âges de leur seul appui. »

En janvier 1794, de nouveau arrêtée et mise en prison, Joséphine d’Yquem alla jusqu’à offrir des bouteilles de vin à ses accusateurs. Elle réussit à obtenir une liberté conditionnelle, sous réserve de se présenter tous les 10 jours devant la municipalité de Bordeaux. On parlerait aujourd’hui au sens littéral du terme de « pots de vin ».

Dirigeante avisée, elle formait une belle équipe avec son régisseur Garros, qui lui fournissait des comptes rendus précis, plusieurs fois par semaine. Elle voulait tout savoir car c’est elle qui tranchait en dernier ressort. Cette lettre que lui adresse son régisseur l’illustre bien :

« Madame, veuillez me dire ce que vous désirez sur cela comme sur tout. Je ferai mon possible. Le temps est devenu si beau qu’il m’a un peu guéri de la peur que j’avais pour les rameaux. La vigne est en pleine fleur, vous devez être bien tranquille pour Yquem… »

Un nez fin pour innover

À la tête de son entreprise, Joséphine fait preuve d’un sens aigu de l’innovation, et transforme à la fois son produit, le mode de production et les débouchés commerciaux.

En effet, dès le début du XIXe siècle, Joséphine d’Yquem choisit de pousser au plus haut degré́ de perfection son vin par l’art des vendanges. Elle mit en place une sélection attentive des raisins visant, au détriment de la quantité, à ne sélectionner que les raisins atteints d’une « pourriture noble ». Cet oxymore superbe exprime tout l’apport du botrytis cinerea, ce champignon microscopique qui favorise la transmutation du jus de raisin en un vin liquoreux.

On saluerait aujourd’hui cette stratégie de « positionnement commercial ». Avec ses brumes matinales et son bel ensoleillement, le climat du domaine se révéla idéal pour sa maturation. Yquem se transforma alors, grâce à sa dirigeante, en un vin aux arômes surdéveloppés, jusqu’à devenir un cru rare qui compte aujourd’hui parmi les plus célèbres au monde.

En 1826, Joséphine fit encore preuve de son sens stratégique en construisant un chai dédié. Cela constitue une vraie transformation et modernisation d’entreprise : d’une entreprise viticole, Château Yquem devint éleveur de vins. Une véritable transformation d’entreprise.

Elle sut aussi trouver aussi de nouveaux débouchés, avec la clientèle étrangère mais aussi, de manière vraiment innovante, en sollicitant les nouveaux intervenants que sont les restaurateurs, très haut de gamme. Étienne Chabot, partenaire de Jean-François Potel avec lequel il a réinventé la profession de traiteur, compta par exemple parmi les premiers clients de ce circuit.

Une stratège reconnue

Joséphine d’Yquem se montra également à son aise pour mener une véritable stratégie marketing et construire une communication pertinente autour de son produit. Pour en souligner l’excellence et souhaitant développer la vente en bouteille, elle conçut une étiquette avec une typographie « vieil or », quasiment inchangée de nos jours. C’est elle encore qui améliora la bouteille, à propos de laquelle François Mauriac dira un jour :

« Les étés d’autrefois brûlent dans les bouteilles d’Yquem. »

Joséphine d’Yquem accorda également un soin particulier à la relation avec ses clients. À chacun, elle répondait personnellement et adoptait des techniques de fidélisation. Les clients appréciaient et commandaient à nouveau. L’un d’entre eux, mis en confiance, lui écrivit par exemple :

« Permettez-moi, Madame, de vous adresser tous mes remerciements et de vous demander la préférence, s’il en est encore temps, pour le vin de Sauternes de la récolte de 98 à 456 livres la barrique. »

Elle dirigea l’entreprise jusqu’au moment de la transmettre à son petit-fils Romain Bertrand de Lur Saluces. Sa mort survint en 1851. Dans son testament, on peut constater combien elle est attentive à chacun, mais aussi à ne pas laisser trop de documents personnels, comme si elle veillait à maîtriser son image.

Quatre ans plus tard, ses multiples innovations efforts trouvèrent une reconnaissance posthume lors du classement des vins de 1855, souhaité par Napoléon III pour l’Exposition universelle de la même année. Château d’Yquem fut le seul des vins blancs bordelais à être évalué́ comme « Premier Cru Supérieur ».


L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération. L’alcool ne doit pas être consommé par des femmes enceintes.

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Fiche d'identité de l'article

Titre original :

Joséphine d'Yquem : femme entrepreneure du XIXème siècle à l'origine d'un vin de légende

Auteur :

Christel de Lassus

Éditeur :The Conversation France
Collection :The Conversation France
Licence :Cet article est republié à partir de The Conversation France sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Date de parution :28 Juin 2023
Langues :Français
Mots clés :

Vin, communication, innovation, marketing, stratégie, luxe, Révolution française, entrepreneures, biographie, Entreprise(s)