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Les oubliés de la crise agricole : pas de droits de séjour pour les saisonniers étrangers ?
Par Gaëlla Loiseau de l'Inrae, Anne Lascaux de l'Université Gustave Eiffel, Béatrice Mésini du CNRS et Aix Marseille Université
En février 2024, quelques mois après l’adoption de la très médiatisée loi Immigration est parue une instruction ministérielle. Celle-ci ouvre une voie spécifique d’admission exceptionnelle au séjour des salariés employés, sans titre de séjour, dans des métiers et zones géographiques caractérisées par des difficultés de recrutement. Affichant la volonté du gouvernement de « favoriser le travail comme facteur d’intégration », elle ménage à la fois les garanties données aux agriculteurs, particulièrement concernés par l’embauche d’ouvriers saisonniers étrangers, et les gages destinés aux partis de droite et d’extrême droite.
Rappelons que le statut de travailleurs « saisonniers », précaire, mène à des situations d’exploitations et à de nombreux abus.
Engagée temporairement, cette main-d’œuvre étrangère est reconduite chaque année dans les entreprises utilisatrices, souvent car à titre révocable.
Initialement programmé après-guerre pour pallier l’insuffisance d’ouvriers agricoles suite à l’exode rural, l’emploi des saisonniers étrangers dans l’agriculture française s’est d’abord organisé sur la base d’accords de main-d’œuvre bilatéraux : avec l’Italie en 1951, l’Espagne en 1961, le Maroc, la Tunisie et le Portugal en 1963, la Yougoslavie en 1965…
Ces « contrats d’introduction » à l’époque délivrés par l’Office des migrations internationales (OMI), sont aujourd’hui délivrés par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Ils donnent à leurs titulaires le droit d’entrer travailler en France sur une période ne pouvant excéder 6 mois consécutifs sous réserve d’un impossible recrutement local. Depuis les années 1970, ces contrats sont largement utilisés par les entreprises agricoles françaises et leur système a peu été remis en cause au cours du XXe siècle.
Depuis les années 70, une chose a changé, la connaissance des droits du travail par les travailleurs temporaires et la judiciarisation des contentieux. Au début des années 2000, le Collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture a mis au jour de nombreuses pratiques illégales des entreprises : dépassement d’horaires, absence de repos hebdomadaire, sous-paiement des heures effectuées, absence d’information sur les risques et les protections exigées pour le maniement des intrants chimiques et pesticides, etc.
Le 12 juillet 2005, une première grève est déclenchée par 240 saisonniers marocains et tunisiens en contrats saisonniers. Ils dénoncent leurs conditions de travail et d’hébergement et réclament 200 à 300 heures supplémentaires non payées. Le 20 juillet 2005, 150 autres ouvriers agricoles se mettent également en grève pour des questions de salaire et de logement.
En 2008, la Haute autorité de lutte contre les discriminations rend un avis sur le caractère discriminatoire des restrictions imposées à ces ouvriers agricoles maghrébins, employés pendant plusieurs années chez les mêmes patrons sur des contrats de 8 mois. Elle reconnaît que cette pratique empêche l’application des dispositions relatives à l’emploi et à la protection sociale « en raison du statut dans lequel ils étaient enfermés avec le concours de l’administration » :
« Il y a discrimination et rupture de l’égalité de traitement par rapport au droit au séjour, aux indemnités chômage et aux droits annexes liés à la situation de travailleurs ».
Mise en concurrence de la précarité
Après les grèves de 2005, les employeurs souhaitent diversifier les filières de recrutement. Depuis une directive de 1996, un pays faisant partie de l’Union européenne peut autoriser les entreprises à détacher des travailleurs pour effectuer des tâches dans un autre pays membre pendant une période définie.
En complément des contrats de saisons, les entreprises agricoles ont donc commencé à utiliser des ouvriers latino-américains et africains venus d’Espagne et détachés par des entreprises de travail temporaire établies dans le pays. Fin 2019, en France, d’après les statistiques de la Dares, on comptait 8 444 travailleurs détachés dans l’agriculture, et 14 435 dans le secteur des services connexes au secteur – qui recouvre de nombreuses tâches liées à l’agriculture : opérations de tri, de conditionnement, d’emballage, de contrôle qualité.
Or nombre de ces entreprises agricoles les renouvellent et les remplacent sur les mêmes postes toute l’année, ce que le droit français interdit. Pourtant, depuis une directive européenne de 2018, les États membres doivent veiller à ce que les entreprises qui détachent ces travailleurs garantissent une égalité de droit avec les ressortissants nationaux au-delà de 12 mois de mission (exceptionnellement prolongée de 6 mois).
Une « mise en danger » en toute impunité ?
D’origine colombienne, venu par l’intermédiaire d’un prestataire en 2022, Rodrigo que nous avons rencontré lors de notre recherche dépeint en 2021 l’intensité de son travail quotidien au sein d’une exploitation agricole en Occitanie. Il évoque les exigences de rendement – sous peine d’être renvoyé en Espagne, mais aussi la mise en danger sanitaire qu’il a vécue en tant que travailleur détaché :
« Nous travaillions pendant que les exploitants agricoles pulvérisaient des pesticides. Les employés permanents des exploitations et les chefs d’exploitation portaient des protections, et nous, nous étions là à travailler pendant qu’ils traitaient avec des produits chimiques. »
Lorsque des travailleurs décèdent, sont blessés ou lésés et qu’il y a condamnation, la plupart des prestataires étrangers se placent en liquidation judiciaire et les employeurs français se déclarent en faillite pour échapper au paiement des sommes ordonnées par la justice. En pratique, la réparation des atteintes et des dommages subis est quasi impossible.
Dès 2019, les décisions de justice ont condamné les prestataires de service espagnols détachant des travailleurs depuis leur pays (Safor Temporis, Laboral Terra, Terra Fecundis) pour des faits de marchandage, de travail illégal, de défaut d’établissement de l’entreprise en France (puisque la quasi-totalité de l’activité y est exercée), de fraude aux cotisations, d’hébergement non déclarés et/ou indignes, qui ont à nouveau dévoilé les illégalismes dans les secteurs maraîchers, arboricoles et viticoles. À cet effet, les ministres de l’Intérieur et du Travail ont décidé de renforcer « très fortement les sanctions contre les employeurs qui embauchent des sans-papiers ».
Quels changements avec la loi immigration de 2024 ?
Dans une tentative d’équilibre entre liberté, contrôle et répression des infractions, la loi immigration de 2024 durcit les conditions d’entrée et de séjour des étrangers et de l’autre, elle accroît la répression du travail dissimulé pour les entreprises utilisatrices.
La loi adoptée en janvier 2024 affirme trois objectifs connexes : renforcer « l’articulation entre les besoins en main-d’œuvre et l’accès au séjour par le travail », « conforter l’action publique en matière de prévention et de répression de l’exploitation des travailleurs sans autorisation de travail » et « assurer l’autonomie du ressortissant étranger sans titre vis-à-vis de son employeur en ouvrant une voie d’accès au séjour à sa seule initiative ».
Sont constitutives de travail illégal les infractions : de travail dissimulé, de marchandage, de prêt illicite de main-d’œuvre, d’emploi d’étranger non autorisé à travailler, de cumuls irréguliers d’emplois, de fraude ou fausse déclaration.
Lorsque les faits sont commis en « en bande organisée », « dans des circonstances qui exposent directement les étrangers à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente » ou qu’ils ont « pour effet de soumettre les étrangers à des conditions de vie, de transport, de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité de la personne humaine… », ils sont punis de 10 ans d’emprisonnement et de 750 000 euros d’amende (Article L823-3 du CESEDA).
Toutefois, ce sera aux inspecteurs de transiger sur le montant des amendes prononcées et aux juges sur le quantum des peines, en fonction des capacités financières du contrevenant, de l’élément intentionnel de l’infraction et de la gravité des faits caractérisés.
L’un des objectifs de la loi promulguée est aussi de « mettre un terme à la situation de dépendance du salarié étranger vis-à-vis de son employeur » en lui permettant d’obtenir une « admission exceptionnelle au séjour par le travail », dans un secteur en tension. Or, l’article L435-4 de la loi, tout comme l’instruction de février 2024, exclut explicitement la prise en compte des expériences professionnelles exercées sous couvert des titres de séjour de « travailleur saisonnier », « étudiant » ou « demandeur d’asile », signalant une discrimination envers les travailleurs agricoles d’origine extracommunautaire.
Une nouvelle crise avec la mobilisation agricole
Dans une ultime séquence législative, suite aux mobilisations des agriculteurs, le décret du 1er mars 2024 ouvre l’admission au séjour aux « salariés » dans l’agriculture, l’élevage, le maraîchage, l’horticulture, la viticulture et l’arboriculture, dont les « salariés » pourront prétendre à un titre de séjour en agriculture.
En réponse, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) se chargera désormais elle-même d’aller recruter des ouvriers étrangers hors de l’Union européenne, par le biais de son nouveau service « Mes saisonniers agricoles », organisé en partenariat avec les ministères et les partenaires emploi de la Tunisie et du Maroc, en proposant aux exploitants agricoles des recrutements sécurisés, de qualité, et dans des délais optimisés. Curieux retournement de l’histoire puisqu’en 1924 les agriculteurs fondaient « la Société générale d’immigration pour faire venir des Polonais pour les travaux agricoles », avant que l’État ne s’octroie le monopole du recrutement, avec l’Office national de l’immigration créé en 1945.
Le caractère indispensable des travailleurs étrangers dans l’agriculture a largement été commenté au printemps 2020 durant la pandémie : « Déléguer notre alimentation […] à d’autres est une folie » a déploré le président promettant « des décisions de rupture » pour « reprendre le contrôle » sur le secteur alimentaire.
Il n’en est rien, derrière la délivrance d’autorisations et travail et de titre de séjour sans opposition de la situation de l’emploi, se cache l’extrême dépendance aux mains-d’œuvre étrangères qui tiennent la première ligne du travail agricole, sans lesquelles la France, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, la Belgique, le Royaume-Uni… ne peuvent assurer leur sécurité alimentaire.
Fiche d'identité de l'article
Titre original : | Les oubliés de la crise agricole : pas de droits de séjour pour les saisonniers étrangers ? |
Autrices : | Gaëlla Loiseau, Anne Lascaux, Béatrice Mésini |
Éditeur : | The Conversation France |
Collection : | The Conversation France |
Licence : | Cet article est republié à partir de The Conversation France sous licence Creative Commons. Lire l’article original. |
Date de parution : | 28 mai 2024 |
Langues : | Français |
Mots clés : | agriculture, immigration, métiers, travail précaire, loi immigration |