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Quand la Russie, la Prusse et l’Autriche se partageaient la Pologne

Publié en mars 2023
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Allégorie du premier partage de la Pologne, montrant Catherine la Grande de Russie (à gauche), Joseph II d’Autriche et Frédéric le Grand de Prusse (à droite) se querellant au sujet de leurs prises de territoire. Ce premier partage sera suivi de deux autres, en 1793 et 1795.Noël Le Mire, 1791

Au moment où, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les querelles mémorielles opposant de longue date Varsovie à Moscou sont exacerbées, il est utile de revenir sur un événement ancien, mais encore très vivace dans la mémoire collective polonaise : le troisième partage de la Pologne, intervenu le 24 octobre 1795.

Ce jour-là, la République des Deux Nations, qui réunissait, depuis le traité de Lublin de 1569, le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie, est rayée de la carte. Ce n’est qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale que les deux entités – Pologne et Lituanie – recouvreront, mais séparément, leur indépendance.

Un espace tampon multiculturel assujetti à sa noblesse

Au milieu du XVIIIe siècle, la fragilité et l’éventuelle disparition de la République des Deux Nations inquiètent les grandes cours européennes. À son apogée, son territoire couvre près d’un million de kilomètres carrés, surtout composé de vastes plaines et d’épaisses forêts. Il s’agit d’un espace tampon sans véritables frontières naturelles, situé entre trois puissances avides d’expansion : l’Autriche, la Prusse et la Russie.

Sa population, estimée à plus de 11 millions d’habitants, est disparate tant ethniquement que linguistiquement et religieusement : Polonais, Lituaniens, Ukrainiens, Biélorusses, Tatars, Juifs ; mais il faut encore compter une multiplicité de communautés grecques, arméniennes et germaniques. L’essentiel de la population est rurale et vit des activités agraires ; à l’exception de Varsovie, Cracovie et Lviv, les grands ensembles urbains sont rares.

Tableau montrant Varsovie au XVIIIᵉ siècle
Bernardo Bellotto, « Vue de Varsovie depuis la porte de Cracovie », vers 1778.Bernardo Bellotto

La Pologne-Lituanie est fondamentalement aristocratique avec une soumission à la szlachta, la toute-puissante noblesse polonaise. Cette aristocratie capte toutes les richesses, les honneurs et les pouvoirs politiques en se référant à une idéologie sarmatique : la szlachta serait issue du peuple guerrier scythique des Sarmates, invaincu par l’Empire romain.

Cette idéologie nourrit un esprit belliciste défenseur de la gloire de vaillants ancêtres mythifiés. Elle se traduit par une arrogance à l’endroit des étrangers et de mépris à l’égard des paysans et généralement de tous ceux vivant de leur travail.

Une multiplicité de fragilités et de blocages

Au plan économique, les activités sont fortement freinées par un servage enraciné et par l’insuffisance chronique d’investissements dans les infrastructures. Tandis que les voisins autrichien, prussien et russe se sont dotés d’États puissants capables de moderniser leurs économies, les dirigeants polonais n’ont pas su accroître la productivité agricole et favoriser le développement du commerce et des manufactures. Les terres sont la propriété de la Couronne (pour 15 %) et des magnats – la haute noblesse – (pour 85 %) ; mais la moitié de la szlachta reste non possédante.

En Pologne-Lituanie, le sort des paysans semble s’être détérioré dans la première moitié du XVIIIe siècle, principalement à cause de l’alourdissement des corvées. L’économie du pays est largement non monétaire, avec de puissants comportements autarciques et des pratiques de dons. Les serfs ne consomment qu’une faible part de leur production tandis que les magnats profitent de leurs richesses lors de fêtes organisées pour s’attacher leurs importantes cours et confient des charges aux nobles pauvres pour assurer leurs trains de vie respectifs.

En matière juridique, la Pologne-Lituanie demeure entravée par une forte pluralité de coutumes auxquelles s’ajoutent les statuts royaux et les lois votées par la Diète. En dépit de plusieurs tentatives de codification, la république ne parvient pas à uniformiser son droit civil et pénal. Il en résulte un ordre social profondément inégalitaire au bénéfice de la noblesse et surtout des magnats. La seconde moitié du XVIIIe siècle est cependant marquée par quelques progrès notables : les seigneurs perdent le droit de vie et de mort sur leurs serfs (1767) ; la torture et les procès en sorcellerie sont interdits (1776).

Politiquement, son régime hybride, mêlant républicanisme nobiliaire et monarchie élective, est source d’importants blocages et dysfonctionnements. Les citoyens aristocrates contribuent aux affaires publiques via des assemblées de districts en charge des affaires locales et de l’élection des nonces, députés à l’assemblée supérieure du royaume – la Diète – convoquée tous les deux ans. Cette institution centrale de la république, qui réunit le roi et les deux Chambres (le Sénat et la Chambre des nonces), vote les lois, les impôts, déclare la guerre, signe les traités et désigne le roi.

Ce dernier partage son pouvoir avec le reste de la Diète mais il remplit des fonctions particulières : il propose et sanctionne la loi, dirige l’armée et la diplomatie, nomme aux emplois publics et convoque les assemblées. Le monarque s’entoure de ministres qu’il nomme à vie (maréchaux, généraux, trésoriers et chanceliers) et qui tempèrent son autorité, voire constituent de véritables contre-pouvoirs. Le roi doit encore composer avec le Sénat, réunissant les évêques et des administrateurs provinciaux (palatins et castellans) en charge de le conseiller et de le contrôler.

Toutefois, la szlachta n’a eu de cesse d’élargir ses privilèges et ses capacités d’action sur les affaires publiques notamment dans l’exercice du pouvoir législatif grâce au liberum veto. Ce dispositif repose sur la recherche de l’unanimité dans les votes de la Diète et sur le principe d’une véritable égalité des droits politiques de tous les nobles. Il permet à un seul député de repousser un projet de loi, voire d’obliger toute l’assemblée à se séparer en annulant toutes les décisions de la session. Naturellement, les usages répétés du liberum veto paralysent le travail parlementaire et, par suite, le fonctionnement des institutions. Ce système politique de démocratie nobiliaire a de facto dégénéré en une oligarchie de quelques grandes familles de magnats : les Czartoryski, les Potocki, les Radziwill, les Branacki, les Poniatowski, etc.

Du point de vue militaire, la Pologne-Lituanie souffre également de handicaps structurels : son armée régulière n’est que de 10 000 hommes. Une levée en masse des nobles est possible mais pourrait être bloquée par l’usage du liberum veto. L’armée polonaise n’est ainsi guère en situation de rivaliser avec les importantes armées de ses puissants voisins. Les observateurs et voyageurs contemporains insistent généralement sur le retard et l’immobilisme de la république dans la plupart des domaines.

Des efforts de réforme qui ne parviendront pas à empêcher le démantèlement du pays

Le 6 septembre 1764, la Diète élit Stanislas II Auguste Poniatowski (1732-1798) roi de Pologne et grand-duc de Lituanie grâce aux manœuvres de son ancienne maîtresse l’impératrice de Russie Catherine II (1729-1796). Dès lors considéré comme une créature au service de la tsarine, sa légitimité est d’emblée fragilisée. Il est pourtant loin de n’être qu’un agent servile de la Russie. Ce prince éclairé souhaite poursuivre la politique réformatrice des Czartoryski pour renforcer l’efficacité de l’État polonais en substituant une véritable monarchie au régime en place, générateur d’anarchie dans cette république aristocratique.

Stanislas II devient roi de Pologne
« Élection de Stanisław August Poniatowski en 1764 ».Bernardo Bellotto

La Pologne est l’un des rares États européens à pratiquer une véritable tolérance religieuse sans toutefois aller jusqu’à une égalité juridique des diverses confessions. Les nobles « dissidents » (protestants et orthodoxes) réclament les mêmes droits que les catholiques. Cette revendication sert les intérêts des Prussiens (protestants) et des Russes (orthodoxes) qui les soutiennent. Les nobles catholiques refusent cette égalité de droit qui, par l’usage de liberum veto, les rendrait dépendants des dissidents et donc de la Russie et de la Prusse.

En 1767, Nicolas Repnine (1734-1801), ambassadeur de Russie à Varsovie, manœuvre auprès de la Diète pour structurer le conflit, qui est loin de n’être que religieux, en créant des confédérations. La confédération est un dispositif politique légal dont la vocation est de créer une union nobiliaire destinée à défendre la république d’un péril intérieur ou extérieur. Repnine encourage la formation de trois confédérations : à Słuck pour les orthodoxes ; à Toruń avec les protestants ; à Radom pour des catholiques conservateurs hostiles aux réformes de Stanislas II.

Ces créations aboutissent à une Diète extraordinaire en 1767-1768 : l’égalité des droits est accordée aux non-catholiques et Catherine II est reconnue comme protectrice des « libertés polonaises ». Le 24 février 1768, un traité d’amitié et de garantie perpétuelle est signé entre la Russie et la Pologne. La tsarine s’engage à garantir les institutions politiques et le territoire polonais : la République des Deux Nations tout entière sombre alors dans la dépendance de la Russie.

Par réaction à cette tutelle de fait, une nouvelle confédération se forme à Bar (29 février 1768) pour défendre la patrie et la foi catholique. La confédération de Bar est soutenue par la France et l’Empire ottoman. Ce dernier déclare la guerre à la Russie (6 octobre 1768) à la suite d’un massacre perpétré par des pro-russes sur son territoire. L’insurrection polonaise tourne simultanément à la guerre civile et interétatique.

La situation, en contenant l’expansion russe, sert les intérêts autrichiens et prussiens. Cependant, les revers militaires se multiplient tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Lorsque la confédération est finalement vaincue, les troubles qu’elle a provoqués servent de prétexte à un premier partage du pays par un traité que Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780), Frédéric II de Prusse (1712-1786) et Catherine II signent le 5 août 1772. Entre-temps, la confédération de Bar avait cherché des appuis en France et obtenu que des intellectuels, tels Paul Pierre Lemercier de la Rivière (1719-1801), Gabriel Bonnot de Mably (1709-1785) et Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) œuvrent – vainement – à des projets de réformes institutionnelles.

Des partages à la disparition

Au partage de 1772, la République perd un tiers de son territoire et de sa population. Le pouvoir polonais en place, toujours dirigé par Stanislas II, aspire encore à la réforme de ses institutions. La « grande Diète » de 1788-1792 œuvre à la rédaction d’une Constitution écrite.

Un Acte de gouvernement (3 mai 1791) fonde une monarchie héréditaire et non plus élective, dont la couronne reviendra à la maison de Saxe à la mort de Stanislas II. Le roi détient l’entièreté du pouvoir exécutif et assure la « garde des lois », assisté du primat, de cinq ministres et de deux secrétaires d’État. Le pouvoir législatif appartient à la Diète, permanente et bicamérale (Chambre des nonces et Sénat). Les confédérations et le liberum veto sont abolis. Les prérogatives locales et celles de la bourgeoisie sont élargies.

Les habitants de Varsovie célèbrent l’adoption d’une constitution
« L’adoption de la Constitution du 3 mai ».Jan Matejko, 1891

Catherine II s’oppose à ces réformes porteuses d’émancipation à l’égard de la Russie. Une nouvelle guerre russo-polonaise s’engage. Des magnats conservateurs soutenus par la Russie forment la confédération de Targowica. La pression militaire contraint le roi à y adhérer et à revenir à l’ordre politique ancien. La Prusse de Frédéric-Guillaume II (1744-1797) reste en retrait mais participe à un nouveau partage du territoire de la Pologne en janvier 1793 avec la Russie, qui s’opère cette fois sans l’Autriche, occupée à la guerre contre la France révolutionnaire. La Pologne est dès lors réduite à un espace d’environ 200 000 km2 pour 3 millions d’habitants.

En réaction, le général Tadeusz Kościuszko (1746-1817), vétéran de la guerre d’indépendance états-unienne, organise et conduit un soulèvement pour libérer la Pologne. Il dirige l’armée régulière et lève plusieurs milliers de volontaires issus de la paysannerie. De premiers succès sont remportés, mais Kościuszko est blessé et capturé le 10 octobre 1794. L’insurrection est ensuite violemment réprimée par la Russie qui organise un troisième et dernier partage de la Pologne, à nouveau avec l’Autriche et la Prusse, le 24 octobre 1795. La Pologne succombe alors à la voracité de ses puissants voisins et le pays disparaît complètement de la carte européenne jusqu’à sa résurrection, en même temps que la Lituanie, à l’issue de la Première Guerre mondiale en 1918. The Conversation

Fiche d'identité de l'article

Titre original :Quand la Russie, la Prusse et l’Autriche se partageaient la Pologne
Auteur :Bernard Herencia et Thérence Carvalho
Éditeur :The Conversation France
Collection :The Conversation France
Licence :Cet article est republié à partir de The Conversation France sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Date de parution :9 mars 2023
Langues :Français
Mots clés :histoire, Europe, Russie, Autriche, Pologne, Europe de l’Est, Lituanie, histoire politique